mercredi 28 mai 2008

Les six compagnons contre Al-Qaïda

Je suis la tante Jany, anglaise quoi. Bon, vous m’avez oublié mais j’étais là pour les faire-parts et les photos de vos premières gamelles en tricycles. Vous êtes grands. Vous êtes grands, touchons au but : je suis probablement votre mère. Ou alors ça s’est joué à peu de choses. Heureux ? Vous avez peu connu votre mère légitime, je crois. Peu importe.

Je suis revenue pour votre père, pour lui rendre l’enfer. Ma vie fut une merde sans nom, et j’ai décidé de le soumettre, en substance, à l’amertume. C’est considérable, comme les gens s’imaginent qu’on n'a qu’une vie et qu’il ne faut surtout rien regretter. Moi je regrette tout, et je maintiens que la vengeance me tient lieu d’étendard. Je vous préviens parce que vous êtes peut-être une subsistance de moi : je suis portée par la haine. Ce serait un peu long de vous expliquer, mais voilà : je tiens à ravager sa vie, d’en faire une braise moribonde, cimenter au néant chacun de ses pas. De fait, j’aimerais que le monde s’embrase à ma mort, et le monde ce n’est que lui.

La paille de Karl projette de courtes vagues d’oxygène dans l’azote diluée de son verre, tandis que Mina observe le clébard du patron qui s’échine à mordiller sa propre queue.

N’attendez rien, Jany, tante Jany, bien que vous imaginez justement ne rien attendre, je sais d’expérience que chaque mètre qui vous a rapproché de cette brasserie et de nous portaient en eux une attente, aussi inconsciente soit-elle, car personne ne se déplace pour rien, sauf Karl peut-être qui souffle dans sa grenadine comme les gosses mal élevés, Karl, fais un effort pour tante Jany qui a fait plusieurs kilomètres pour nous livrer son effroyable vérité de femme bafouée, Karl, c’est probablement notre mère, fais honneur à la haine qu’elle déverse en un monologue répété de longs mois et même, dites-moi si je me trompe tante Jany, de longues années, car c’est bien l’aboutissement d’une vie que cette litanie en souffrance, il vous manquait des spectateurs à votre fin, c’est un peu dur de finir seule et misérable sur scène, ça je peux le comprendre, mais n’attendez rien de Karl qui s’est déjà hissé contre tout, contre lui-même et contre les chiens, contre les plantes et contre son père, contre nous et tout ce qui n’aurait pour projet que d’exister, n’attendez rien de lui ni de moi qui vous pardonne car je m’en fous, j’ai des enfants et un mari qui m’attendent, des tonnes de linge et de bouffe qu’aucune mère aussi inattendue et soudaine soit-elle ne prendra à sa charge. Je vous pardonne pour le mal que vous croyez faire, tante Jany, je vous pardonne comme Karl vous condamne car il a déjà tout condamné.

Te voilà condamnée et pardonnée dans l’instant, maman Jany, souffle Karl dans son apnée magenta, vois comme le monde est désespérant de charité.