jeudi 7 octobre 2010

La suite tant attendue d'un récit pas loin d'être haletant

Ah oui, la biographe de papa.
Le doigt pesant de Karl fait défiler les chaînes, toutes muettes.
Oui oui, j'ai un peu exagéré ta mélancolie naturelle, petite soeur. Mais tu n'étais plus si loin du suicide, fut une période.
Non ?
Alors j'ai beaucoup exagéré.

Ne pas m'en vouloir. Je raconte des choses imbéciles, si souvent. Que ça ne te fasse pas rater le crumble.

Aucun risque, siffle Mina au regard concentré.

Regarde, le clip d'REM. Tous ces symboles, vraiment un truc de pédé, non ? Enfin moi je lis beaucoup de pédés, incroyable ce qu'ils produisent d'ailleurs, et ils ont le goût de la métaphore. La représentation, ils aiment. Presque autant que les rappeurs.

Une nouvelle théorie, Karl ?

Non, la fatigue. Ce boulot me désespère. Il y a l'enthousiasme à flinguer les espoirs des minables, mais il y a surtout l'épuisement de la lecture industrielle. Je suis le premier rempart de la publication, et je suis morcelé. Tu ignores le nombre effrayant de petits pistonnés qui franchissent mes douves. Alors je me venge sur les autres.

Ils fonctionnent par cycle. Parfois ce sont les femmes qui parlent de sexe. La première est publiée et ce sont des milliers de petites vocations misérables qui surgissent. En ce moment c'est le qualificatif. Quel génie les a convaincus que c'était la marque des grands ? Aucune idée mais la réalité est là, plus un mec traversant la rue qui ne soit élégant, fragile, ventripotent (ventripotent, petite soeur !), serein ou apprêté. Et la rue, paisible, sombre ou déserte ? Et la démarche, souple ou feutrée ? Ah, le voilà déjà sur le trottoir d'en face, pourvu qu'il soit étroit ou jonché d'immondices.

C'est la littérature, non ? Le crumble est bientôt prêt.

Et si ce n'est pas la littérature ? Je décide après tout.

C'est la littérature que l'homme soit ventripotent. Si c'est la vie, c'est un homme qui traverse la rue. Si c'est le cinéma, c'est l'homme qui fait semblant de traverser une rue qui fait semblant d'être la rue que traverse l'homme. Si c'est la musique, ce sont les croches qui font ses pas. Mais c'est la littérature que l'homme ventripotent traverse la rue bondée.

...
Tu es complètement conne, Mina. Heureusement, je suis là pour préserver les honnêtes gens de l'existence de l'homme ventripotent. Et de sa démarche féline qui le mène au trottoir orange.

De quel droit ?

Sérieusement ?

Sérieusement.

Parce que c'est ma fonction dans la société. Parce que j'ai écrit un chef d'oeuvre qui me donne le droit de juger ce qu'est la littérature.

Tu n'as jamais écrit de chef d'oeuvre.

C'est ton avis. Mais papa l'a aimé, et à cette époque, il était la littérature même.

Il a simplement dit que c'était surprenant. Surprenant de la part d'un nabot.

Un nabot austère. Mais il m'a publié. Et j'ai gagné tous les prix.

Deux prix.

Ils ne peuvent pas tous faire gagner le même. C'est mauvais pour l'industrie.
Très bien le crumble.

Pourquoi tu lui as dit que je m'étais suicidée ?

Tenter de te suicider. A cette fille ? Je sais plus. Je m'emmerdais et j'avais peu de choses à dire sur papa. J'aime parler de toi.

Karl.

J'aime parler de toi. C'est vrai.

Karl.

Pour qu'elle vérifie. Elle ne te parlera pas avant d'être sûre que cette histoire soit vraie. Si tu veux des réponses, il faut commencer par tout savoir.

Ensuite ?

Bientôt elle voudra le voir.
Le chapeau de Ronan oscille, porté par le mouvement du hamac.

Et tout finira.