samedi 12 juillet 2008

1964

Bon, je croyais que c’était moi qui vous intéressais. Que vous faisiez des manières, planifiant de savantes approches et tout le bazar ; alors j’ai pas trop réfléchi. A votre histoire.

La fille renifle, avec un air pas mal agacé.

Non, c’est sur votre père.

Oui. Ça vous intéresse vraiment ?

C’est mon travail quoi.

Bon, il est né vers 1964.

Reniflement.

Non mais je sais.

Vous savez quoi au juste ?

Regard compassé.

L’essentiel quoi. Naissance, dates marquantes, tout ça.

Et vous voulez… ?

Votre regard sur lui.

C’est bien moi qui vous intéresse.

Vous pouvez juste me parler de lui ?

Je peux. C’est un esprit supérieur qui se considère comme un esprit supérieur. Très chiant. Le genre de type qui passe sa vie à faire des blagues sur les juifs pour choquer les esprits chagrins.

Il n’est pas antisémite ?

Non. Vous pensiez ?

Non. Mais ça confirme, c’est bien.

Ce n’est pas forcément bien. Les pères antisémites sont généralement de bons pères, un peu stricts, mais soucieux de passer le flambeau. Ça crée des liens, par nécessité.

Ce n’était pas un bon père ?

Non, mais il vous faudrait une approche un peu moins cliché.

Je déciderai de l’approche.

Bien sûr, vous observerez les faits en toute impartialité et le chemin de la vérité s’illuminera pour vos lecteurs.

Vous ne me faites pas confiance ?

Vous avez décidé de le réhabiliter.

Si c’est nécessaire, oui.

Non, particulièrement si ce n’est pas nécessaire. Je pourrais vous le décrire comme la plus grosse chiure jamais engendrée, ça ne ferait que vous conforter.

Me conforter ?

Vous allez en faire un homme extraordinaire. Extra. Ordinaire. En dehors de. Nos misérables quotidiens.

C’est votre avis. En quoi ce n’était pas un bon père ?

Je n’ai pas dit qu’il vous fascinait. Je n’ai pas sous-entendu que vous étiez idiote. Mais on ne vend pas la vie d’un homme pareil aux autres. Il vous faudra de la matière.

Mauvais père, donc ?

Mauvais père, absolument. Détestable.

En quoi ?

En son amour immodéré pour My funny Valentine, d’abord. Imposer ces longues minutes d’ennui à ses gosses, c’est déjà lamentable. Ma sœur avait laissé la chanson tourner en boucle quand elle s’est ouvert les veines. Ah tiens, de la matière.

Je sais, pour votre sœur.

Mais vous ne saviez pas pour Valentine. Moi non plus. Je l’ai appris récemment. Vous feriez mieux de ne pas le mentionner, en fait. L’esprit supérieur pourrait culpabiliser.

Ce n’est pas mon problème.

Si, ça l’est. Culpabiliser, ça ne dure qu’un temps. Ensuite, il passera à l’offensive, contre vous. Intimidation, menaces, procès. Je sais bien que vous n’êtes pas réfractaire au scandale, du moins que d’autres vous encourageront dans cette voie. Mais il vous réduira en cendres. Ma sœur viendra sur les plateaux, et vous jurera dans les yeux que cette histoire est fausse. Succès garanti, mais crédibilité entamée. Vous finirez à pavoiser sur les hypothétiques cancers de vieilles gloires médiatiques, et vous détesterez votre vie.

Il a tant d’influence sur votre sœur ?

Non, mais comme toutes les petites filles qui ratent leur suicide, elle s’imagine que c’est un instant qui n’appartient qu’à elle. Vous avez déjà essayé de reprendre un os à un chien ?

Et sur vous ?

Karl soupire.

Enormément. Il adore les voyages, il aime traverser les étendues africaines et les bocages indonésiens, se pâmer en florentin et moquer les juifs en Espagne. Il s’imagine le soufre ardent de sa présence à travers le monde. Il s’imagine la découverte et les horizons, les déjeuners galactiques où il souffle aux dieux « mi casa es tu casa ». Et moi j’angoisse pour descendre bouffer au chinois. Vous pourrez en faire quelque chose.

Aucun commentaire: