vendredi 24 avril 2009

était

Anne n'était pas du genre à s'inquiéter. Plutôt du genre à se poser sur les parapets humides, prendre son temps pour allumer une cigarette et patienter des siècles. Du genre, calme. D'autres auraient pu la croire réfléchie, mais Anne était profondément tranquille. Certains aiment à observer les choses et les gens, en tirant une sorte de fierté ridicule. Ce n'était pas son cas. Car, et Anne le savait, assurément, on ne gagne rien à observer les autres. Non, ceux qui croient apprendre par les gestes et les attitudes, ceux qui se vantent de toucher au coeur de l'humain par l'écoute et le méticuleux pointage des comportements, sont des merdes immobiles. Anne savait que seule l'action pouvait bouleverser les vies, et s'il y avait bien une chose qui intéressait Anne, c'était le bouleversement. Simplement, il y avait des temps morts.
Très jeune, elle avait eu une ennemie. Ce n'était pas une vue de l'esprit, c'était une forme très concrète : une voix de femme. Une voix qui lui susurrait des menaces et des promesses de torture. Une voix qui résonnait dans la tête d'une petite fille de sept ans. Cette voix se manifestait tous les mercredis, au téléphone, alors qu'Anne était seule. La voix lui avait promis la mort, si elle s'avisait de ne pas décrocher au prochain appel. Sa mort, celle de sa mère, celle de son père, celle de son chat surtout, et, vraiment, Anne avait appris à croire au bouleversement. Quelques mois plus tard, la voix s'était tue, mais il avait fallu attendre plusieurs années avant d'expliquer à la petite fille que cette voix se prénommait Jane, qu'elle avait été une aventure du père d'Anne Versoony, et que son instabilité avait fait le reste. Depuis, Jane s'était matérialisée en photos, en recherches, en apprentissage, et Anne avait fini par tout savoir de la voix. Néanmoins, Anne ignorait qu'elle croiserait la voix ce jeudi, sur le quai du métro. Oui, les coïncidences présidaient aux bouleversements, et Anne en fut heureuse.
Jane attendait le métro, la voix s'était fondue dans la banalité du monde, et la petite fille de sept ans n'existait plus. Rien ne menaçait les jours heureux, et c'est une main tranquille qui pressa le dos d'une vieille femme au moment où la première rame arrivait en décélération insuffisante. L'observation ne menait à rien, Anne le savait d'autant mieux que la voix ne pourrait plus jamais prétendre à l'audible. Et c'est une contrariété paisible qui saisit Anne lorsqu'elle croisa le regard de Quinze, cinq mètres plus loin.

Quelques années plus tôt, lorsqu'Akhilene23 écoutait les premières mesures du Space Oddity en alignant quelques lignes faciles sur son blog, elle avait instinctivement compris qu'elle plairait majoritairement aux puceaux désespérés. Ce n'était pas une fille compliquée, et suffisamment vulnérable pour devenir une proie facile aux chasseurs amers. C'est ainsi qu'elle avait appris à connaitre Quinze, un prestataire insignifiant à trois mètres d'open space, qui déposait des commentaires tout aussi insignifiants sur son blog. Il n'avait pas été très compliqué à confondre, ses regards ulcérés se détournant brusquement à chaque fois qu'Anne ouvrait une page de son blog pendant la pause. Oui, les observateurs se croient invisibles, et patientent d'irréalisables projets. Akhilene était curieuse de savoir à quelle degré de médiocrité pourrait-il s'enfoncer avant de passer à l'action. Et, ce jeudi, Anne allait devoir mettre fin à l'attente.

Quinze murmurait quelques mots qu'elle ne comprit qu'à sa proximité. Le siècle avance vers moi.
Je suis le siècle ? interrogea Anne en souriant.
Elle suivit Quinze vers l'extérieur de la station, dans la cohue hystérique.
Vous êtes une représentation du siècle qui m'ignore, Akhilene.
Insondable degré de médiocrité. Anne préféra abréger.
Cette femme méritait la mort, quoi qu'on en pense. Je ne vous expliquerai rien, mais je peux vous donner de l'attention, Quinze. Je peux vous donner pratiquement tout. On commence par une bière ?
Je commence par vous dénoncer, Akhilene. On commence par la police.
Anne fut surprise. Puis elle comprit que le temps de l'action était révolu. Elle comprit ce que n'importe qui peut comprendre, quand une histoire se termine.
Elle contempla un instant le flux d'existences rassemblées dans cette artère, plongea naturellement. La tôle explosa le haut de son thorax.

1 commentaire:

Monierza Molia a dit…

"La patrie reconnaissante" !!!