samedi 15 mars 2008

Quinze en abbesses

Quinze n’a jamais obtenu de réponse. De réponse sérieuse. Sa mère lui répète que « c’est venu comme ça », et « ça nous a plu ». Et puis, souligne-t-elle à regret, tu t’appelles aussi Germain, « au cas où ». Elle finit toujours par allumer une clope, hausser les sourcils comme pour marquer une suspension de séance. C’est qu’elle n’a pas de compte à régler, Quinze c’est très joli, original, voilà.

Quinze a des milliards de comptes à régler, aussi s’affale-t-il sur un banc anti-clodo, ceux qui se penchent vers le marginal et lui soufflent « Tu dors pas ici, toi ; tu dégages ». Des milliards de comptes à régler, et Sophie Bofmann sera la première, qui est à la bourre. Station Abbesses, 13 heures. Et il est 13 h 30. Bordel.

Bofmann, déjà. Ça vient de Baufmann ? Changé pendant la guerre ? Quinze est sensible aux valeurs patronymiques et Bofmann, ça peut pas exister. Boffmann, à la rigueur. C’est un complot, le mec au prénom improbable qui saute la fille au nom qui n’existe pas. Quinze et Bofmann, ça fait des emmerdes. Pourtant, Sophie est pas chiante, c’est pour ça qu’il s’est attardé sur elle. Elle frappait à sa porte, il a ouvert vaguement exaspéré, elle a dit comme en s’excusant : « Bonjour, c’est quoi la musique ? » C’était, bah c’est Death in Vegas, que j’ai mis un peu fort, désolé, mais y’a du bruit en bas. On fête un anniversaire, qu’elle a justifié. Ah bon, c’est vous. OK. Vous voulez venir ? qu’elle a proposé. Pas chiante, Sophie Bofmann. Une fille sans manière, décrit-il, sans savoir si c’est bien. Si c’est bien, ou pas. Tout ça. Elle est pas moche. Pas chiante. Quinze a fantasmé de longs mois sur une rousse croisée au Memphis. Le Memphis, encore un nom de merde. Mais la rousse était excitante, une sorte d’élégance enroulée, dans l’oscillation des bras qui brassaient ses ondulés vénitiens. Et des nibards, mon gars. Bofmann est pas chiante, mais elle n’est pas le fantasme coulé d’une boîte pourrie. Elle n’est pas le songe en bordure de périph’, quand les potes vous laissaient catatonique de l’échec. La rousse, ce n’était pas qu’une branlette, c’était un destin possible, du moins admissible, l’infinitésimale probabilité d’une apogée. Sophie Bofmann est en retard.
Le bonheur, on s’imagine en avoir le goût jusque dans sa simplicité. Pour Quinze, ce serait des crêpes en bar breton, les pieds dans le goémon et les rentrées tardives à la Kriek. Néanmoins, il devine. Que ces petites balises ne sont qu’un alibi. Une façon de dire, je me contente de si peu, qu’au moins je sois exaucé. La vérité, c’est qu’on ne s’en satisferait. Jamais. C’est pourquoi, nous ne serons pas exaucés. 14 heures.
Comment c’était ? Satori ? Sasori. Ouais, Sasori. Le personnage était attachant, Quinze l’avait soumis à l’approbation de Sophie Bofmann, il lui avait expliqué, Sasori ne supporte pas le retard, tu vas comprendre pourquoi. Mais Bofmann n’avait pas compris. Elle ne s’intéressait pas aux mangas. Quinze avait insisté, Sasori valait une soirée, il était important qu’elle contemple le marionnettiste ponctuel, ponctuel névrotique. Et tout s’expliquait sur les dernières mesures d’Hakubo, alors qu’il se laissait mourir. Sophie Bofmann, qui n’était jamais chiante, s’était montrée passivement obstinée ce soir-là, à ne pas comprendre.

Une bouffée de haine envahit Quinze, une violente pulsion de mort à l’endroit de cette fille au nom inexorable. Il n’y pas de choix. La rousse, c’était ce vers quoi je tends, les pas vasifiés dans les algues, ces gros seins à malaxer. Ailleurs, c’est le néant. Je m’appelle Quinze, putain. Je m’appelle Quinze parce que c’est original. La seule question étant : qui de ma mère ou de moi s’enorgueillit de cette solitude calendaire ? Qui paradait auprès des copines, des collègues, des tantes, portant ce morpion de chair qui ne se distinguait des grouillants brailleurs que par son nombre ? Répondre à cette question, c’était répondre à tout. C’était reconnaître à Sophie Bofmann son statut d’alternative crédible, à l’idéal vénitien ou au néant. C’était pardonner au néant. Je baise le néant. Je baise le néant, murmure Quinze en partant.

2 commentaires:

Leen a dit…

Cher End, as tu un mail pour pouvoir t'insulter ou te féliciter en privé ?

Anonyme a dit…

oué bien sûr.

endysalebatard@hotmail.fr